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 Si vous avez assez mal vécu l’idée d’avoir mangé du cheval dans vos lasagnes, soyez rassurés, on a fait, par le passé, bien pire en matière de fraudes alimentaires. Âmes sensibles s’abstenir, ce qui suit pourrait se révéler peu soutenable.

Pierre Delcourt (1852-1931), journaliste et écrivain, passionné par l’histoire du commerce (il a donné à la BnF une surprenante collection de prospectus offrant un panorama du commerce parisien pour la dernière décennie du XIXe siècle), a publié en 1888 un livre intitulé « ce qu’on mange à Paris ». Bien loin de ce que j’avais imaginé en l’ouvrant, il ne s’agit pas d’un guide de meilleures tables de la capitale mais d’une longue liste des fraudes alimentaires observées à Paris.

Agence meurisse, Boucherie témoin application des barèmes de la préfecture, 1927, Gallica/BnF

Agence meurisse, Boucherie témoin application des barèmes de la préfecture, 1927, Gallica/BnF

BONBONS : La chimie vient puissamment en aide aux confiseurs pour la manipulation de leurs sucreries. C’est ainsi que les dragées sont confectionnées avec de vieilles amandes rancies, recouvertes d’une composition dans laquelle le sucre se mêle, pour une faible part, à l’amidon, au plâtre blanc ou l’argile blanche. (…) Certains pâtissiers font usage d’amandes amères pour mieux faire lever la pâte, et colorent leur marchandise avec du chromate de plomb. D’autres, dans la confection du pain d’épice, mêlent savamment la potasse ou le savon à la farine, ce qui constitue un mélange assez bizarre dont on se régale néanmoins pour la modique somme de dix centimes.

CHARCUTERIE : S’imagine-t-on qu’on vend actuellement à  Paris plus d’un million de kilogrammes de charcuteries? Aussi les rebuts de tout ordre vont-ils se fondre dans l’immense creuset où se manipule une aussi gigantesque production alimentaire.
Point de viandes gâtées en charcuterie ; le feu les purifie! Là, un touchant éclectisme réunit les productions les plus hybrides : le cheval se transforme en porc, pour la confection des pâtés, des saucissons et des saucisses

Ainsi, pendant 200 pages, Pierre Delcourt dénonce les abus d’une industrie alimentaire naissante. Horrifiée par cette lecture, je me suis demandé en quelle mesure l’auteur avait exagéré la situation. S’il est difficile pour nous de prendre au pied de la lettre les énumérations de Delcourt, quelques ouvrages ont confirmé certains abus évoqué par l’auteur. Ainsi, il semble établit que la poudre de cuivre était employée pour colorer les légumes tandis que le lait pouvait être allongé d’une eau (sale et) farineuse. Quand au plâtre, il entrait dans la composition d’un certain nombre de denrées.

Un fléau du XIXe siècle : la fraude alimentaire, tromperies et falsifications en tous genres

Au XIXe siècle, le frelatage alimentaire atteint son paroxysme. Les mutations rapides de la société, au premier rang desquels l’urbanisation massive, ont entrainé une industrialisation fulgurante mais non contrôlée du circuit de production et de distribution alimentaire. Profitant de l’ignorance des consommateurs et de l’inefficacité des cadres juridiques, les producteurs et commerçants s’adonnent, dans les fabriques à l’abri des regards et dans l’intimité des arrières boutiques, à des pratiques peu avouables.

« La falsification des denrées est devenue un art véritable qui nous fait consommer chaque jour du café de chicorée, du beurre de margarine, du vin fait sans raisin, et du lait sans vache ni chèvre. »

Gide Charles, « La guerre entre commerçants et coopérateurs et l’évolution commerciale. Conférence pour la Société coopérative ». La Coopération, 17 février 1900

Agence Rol, La vie chère à Paris [étal du commerce alimentaire Alexandre, 79 boulevard de Magenta, 10e arrondissement, Gallica/BnF

Agence Rol, La vie chère à Paris [étal du commerce alimentaire Alexandre, 79 boulevard de Magenta, 10e arrondissement, Gallica/BnF

On distingue deux types de fraudes : la tromperie et la falsification. La première consiste à faire croire que « le produit est, par sa nature, ses qualités, son origine ou sa quantité différente de ce qu’elle est en réalité ». En vrac, vous pouvez vendre 900 grammes là où vous annoncez 1kg, positionner de beaux grains sur le haut d’un sac contenant un mauvais blé, offrir une piquette comme un vin de premier choix, annoncer de la viande de cheval pour de la viande de porc… (et oui, déjà !). Le second type de fraude, la falsification, consiste à « additionner un corps différent et de moindre valeur à la denrée ». Là, tout est permis ! Pas de gâchis !

CHICOREE (…) La poussière de semoule et les débris de vermicelle, colorés, sont aussi transformés en excellente chicorée ; Le noir animal épuisé la remplace parfois fort avantageusement ; on y joint alors une faible partie de poudre de la plante ; La poudre de chicorée allongée de sable et de brique rouge pulvérisée, va quelquefois donner du ton aux cafés parisiens;

Le Traité des fraudes en matière de marchandises, tromperies, falsifications et de leur poursuite en justice, publié par Charles Million en 1858, regorge de belles trouvailles d’ingénieux faiseurs d’argent peu scrupuleux de santé publique !

Agence Rol, La vie chère à Paris [devant une épicerie], 1918, Gallica/BnF

Agence Rol, La vie chère à Paris [devant une épicerie], 1918, Gallica/BnF

La naissance d’un contrôle

Au début du XIXe siècle, l’Etat n’est que peu engagé dans le contrôle des denrées : on pense alors que le jeu de l’offre et de la demande suffira à l’autorégulation du marché. [On a depuis prouvé que cet état des choses ne favorisait pas la bonification de l’offre, bien au contraire que « le mauvais produit chassait le bon »].

Face aux scandales, une première loi, promulguée le 27 mars 1851, réprime les tromperies et falsifications des marchandises alimentaires. Cependant, faute d’outils de contrôle efficace, cette première législation ne suffit pas à endiguer le problème. De même, si la loi du 21 juillet 1881 instaure un contrôle sanitaire des animaux, ce ne sont finalement que les initiatives isolées de contrôle de certaines municipalités qui permettent des améliorations locales de l’offre.

Bien que dans le dernier quart du XIXe siècle, de plus en plus de personnes, telles Charles Gide, leader du mouvement coopératif ou notre Pierre Delcourt cherchent à alerter l’opinion publique, de vraies solutions ne seront mises en place au niveau national que dans les années 1910. Face aux impératifs économiques d’une bonne image des produits français sur le marché international et aux soucis sanitaires du courant hygiéniste, une loi est promulguée le 1er aout 1905. Il s’agit désormais non seulement réprimer, mais également de prévenir les tromperies et falsification en organisant le dépistage des fraudes. Et au vu de notre actualité, le combat n’est toujours pas terminé !

Agence Rol, La vie chère à Paris [l'étal d'une poissonnerie], 1918, Gallica/BnF

Agence Rol, La vie chère à Paris [l’étal d’une poissonnerie], 1918, Gallica/BnF

Les ouvrages cités dans ce billet sont accessibles sur Gallica. Rapportez en commentaires vos pires trouvailles en matière de fraude dans ces ouvrages !

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