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Il y a presque deux ans (déjà !) je recevais à Noël un lot de matrices anciennes sans aucune indication sur leur provenance. Je m’étais lancée dans l’identification de ces cuivres, avec la volonté de diffuser sur le blog les étapes de ma recherche. Malheureusement, je n’ai jamais eu le temps d’écrire la suite du premier épisode, bien que mon enquête ait progressé. Presque deux ans plus tard, je vous livre donc l’identification des trois premières matrices, en espérant dévoiler la suite dans des délais plus raisonnables ! 

Daniel Chodowiecki, La danse, détail de la matrice, 1780-1781.

Daniel Chodowiecki, La danse, détail de la matrice, 1780.

Pour relire le premier épisode, cliquez ici

Déchiffrer la lettre

La deuxième étape de mon enquête a consisté à inspecter soigneusement tous les cuivres (face et dos) à l’aide d’une loupe et d’un miroir, puis à les photographier. Deux heures d’examen minutieux et de prises de vue qui n’étaient pas de tout repos. En effet, photographier des plaques de métal n’est pas chose aisée : la surface étant réfléchissante, il est difficile de trouver un angle de prise de vue qui limite au maximum les reflets. Exercice d’autant plus ardu que mon reflex n’est pas équipé d’un objectif macro.

Daniel Chodowiecki, Les matrices, 1780-1781.

Daniel Chodowiecki, Les matrices, 1780.

Cette séance a été l’occasion de plusieurs trouvailles, notamment au revers des matrices. Je consacrerai un billet spécialement à cette question. En attendant, pour aujourd’hui, je vais vous livrer l’identification de trois des cuivres.

Dès la première manipulation, à Noël, j’ai repéré sur les trois matrices de La Danse, Le jeu et Le Ménage la présence d’une lettre (inscription gravée) comprenant le titre et surtout la signature du graveur. Cependant, impossible de la lire à l’oeil nu. J’ai donc essayé à la loupe, sans plus de succès : la finesse des tailles, l’inversion des lettres (les textes sont gravés à l’envers de façon à apparaître à l’endroit sur le papier) rendaient le nom du graveur illisible. Un miroir aurait pu m’aider à déchiffrer ce nom, mais là encore, j’étais confrontée aux « pattes de mouches » de la pointe du graveur. Après bien des efforts, je n’ai réussi à déchiffrer que quelques lettres : « D. Ch****reiki del et sculp. » (Del et sculp sont les abréviations des verbes latin « Delineavit » et « Sculpit » : ils sont employés dans le monde de l’estampe pour désigner celui qui a dessiné (inventé) la composition et gravé le cuivre.Chodowiecki_Menage_matrice_lettreChodowiecki_Jeu_matrice_2

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Photographies des lettres gravées sur les matrices après traitement (inversion de l’image, augmentation des contrastes) afin de faire apparaître le nom du graveur.

La prise de vue a été salutaire pour déchiffrer le nom du graveur. J’ai zoomé au maximum sur l’inscription, puis retravaillé les photos avec un logiciel de retouche (inversion de l’image pour obtenir la lettre dans le sens du tirage et augmentation des contrastes). Ainsi, j’ai obtenu trois images qui m’ont permis de lire le nom du graveur : « D. Chodowiecki ».

A la recherche de D. Chodowiecki

Le nom du graveur étant identifié, il faut en apprendre un peu plus sur lui. Direction la bibliothèque de l’École du Louvre pour consulter le dictionnaire Bénézit. Cet ouvrage est une référence pour les historiens de l’art : initié au début du XXe siècle par Emmanuel Bénézit, le Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps a été édité pour la première fois entre 1911 et 1923. Il est depuis régulièrement mis à jour et comporte quelque 175 000 notices d’artistes. Une version en ligne est accessible sur abonnement.

La notice concernant Daniel Nicolas Chodowiecki est assez développée : nous n’avons donc pas à faire à un inconnu ! Artiste allemand né en 1726 à Dantzig et mort en 1801 à Berlin, Chodowiecki est peintre et miniaturiste de formation. Il est cependant surtout connu pour son important oeuvre de graveur. Il a en effet réalisé plus de 2800 estampes ! A partir de 1743, il exécute les planches gravées de l’almanach de l’Académie de Berlin et illustre de nombreux ouvrages, par lesquels les oeuvres de Goethe et de Shakespeare. Membre de l’Académie de Berlin en 1764, il devient professeur dans l’institution quelque temps plus tard.

Daniel Chodowiecki, Le ménage, détail de matrice, 1780-1781.

Daniel Chodowiecki, Le ménage, détail de matrice, 1780.

Voilà un bon début mais cela ne nous dit pas à quel ouvrage les cuivres que je possède étaient destinés, ni leur date. Etant donné que la bibliothèque de l’Ecole du Louvre ne conserve aucun ouvrage sur Chodowiecki, la recherche va se poursuivre au Cabinet des Estampes de la BnF, logiquement mieux fourni sur la question.

En interrogeant le catalogue de la BnF, j’obtiens une dizaine de références bibliographiques. Toutes sont en allemand… Comme je n’ai aucune idée de la date de publication de mes estampes, ni du titre de la série ou de l’ouvrage, j’abandonne l’idée de dépouiller le catalogue raisonné de l’oeuvre de Chodowiecki, dépourvu de toute illustration ou index thématique. J’opte pour une publication  récente, espérant y trouver un maximum de reproductions et pouvoir sans difficultés repérer les scènes représentées sur mes cuivres. Bingo : c’est en moins de 5 minutes que je tombe sur des images ressemblant fort à celles de mes compositions. C’est ainsi que j’apprends que mes trois matrices appartiennent à une suite de 12 plaques destinées à un almanach de la fin du XVIIIe siècle : L’almanach généalogique pour l’année 1780, illustré des occupations des dames. 

A la recherche des tirages 

Maintenant que mes cuivres sont précisément identifiés, je cherche à savoir s’il existe dans les collections du département des estampes de la BnF des tirages de ces estampes. L’oeuvre de Chodowiecki est rassemblé dans trois volumes : la BnF conserve près d’un millier de ses 2800 pièces. Malheureusement, aucune trace des occupations des dames. Cependant, le visionnage des estampes de Chodowecki n’est pas dénué d’intérêt : j’y observe que le graveur a une manière très homogène, voire même terriblement répétitive. Ses estampes présentent toujours le même format (qui est également celui de mes cuivres) : de petites vignettes. Les sujets et les compositions sont également très similaires et présentent souvent des petites scènes « de société ». Cet aperçu de l’oeuvre confirme ce que j’ai lu dans la notice de Bénézit : Chodowiecki est essentiellement un illustrateur de livres et d’almanach.

Faute de trouver des tirages de mes trois cuivres à la BnF, je décide de me tourner vers les bibliothèques allemandes, que je suppose tout logiquement mieux fournies. Et c’est là qu’il faut remercier l’Union européenne, les programmes de coopération culturelle et le financement des campagnes de numérisation : ma requête sur Europeana, le portail européen des collections numérisées me renvoie 558 résultats. Je réduis le champ de recherche aux années 1779-1781 et voici les dessins préparatoires à mes estampes conservés au Kupferstichkabinett du Staatliche Museen zu Berlin.

Capture d'écran de la bibliothèque numérique europeana

Capture d’écran de la bibliothèque numérique europeana

Vue microfilm des dessins préparatoires de D. Chodowiecki pour Occupation des Dames, Kupferstichkabinett du Staatliche Museen zu Berlin.

Vue microfilm des dessins préparatoires de D. Chodowiecki pour Occupation des Dames, Kupferstichkabinett du Staatliche Museen zu Berlin.

Les numérisations ne sont pas très belles car tirées d’un microfilm, mais cela me permet de poursuivre ma recherche sur le Virtuelles Kupferstickabinet, à ma connaissance la plus complète collection numérisée d’Allemagne. C’est sans difficulté que je retrouve la série, complète, des occupations des dames, et les tirages de mes 3 matrices…

Ils sont aussi sur la bibliothèque du Harvard Art Museums.

Trois matrices, trois fragments d’un Almanach

L’almanach pour l’année 1780 est illustré de douze gravures illustrant les occupations des Dames. Au fil des mois, l’utilisateur du livre suit les activités d’une femme de la haute société (grande bourgeoisie), dans ses occupations ménagères et ses loisirs. Mes trois matrices figurent La danse, Le jeu et Le ménage, qui illustrent les mois de février (Le ménage), de novembre (La danse) et de décembre (Le jeu).

Melanie Ehler, qui a publié en 2003 Daniel Nikolaus Chodowiecki : « le petit maître » als grosser Illustrator, interprète ainsi l’ordre des images : elles figurent le cycle de la journée d’une femme (du matin au soir) mais aussi le cycle de sa vie, des occupations privées (le ménage, la broderie, l’écriture et la lecture) à l’accomplissement dans la société (le bal, le jeu…). Chodowiechi est habitué à ce genre de sujet, que l’on retrouve dans beaucoup de ses illustrations de livres.

– Mise en regard des dessins préparatoires, des matrices et des tirages.

Maintenant, je rêve de trouver ces estampes chez un marchand, ainsi que les 9 cuivres qu’il me manque… J’aimerais aussi beaucoup voir un exemplaire relié de l’almanach !